Semaine 6, voir Herat et...
Lundi 13 juin 2005, je découvre le quartier en osant - seule et à pied - le trajet qui va de la maison au bureau de MRCA où j'ai pris un abonnement pour déjeuner. Karte Parwan est moins huppé que là où j'étais avant, mais les routes y sont tout aussi cabossées. Le terrain est en dénivelé et l'on voit un peu de la ville au-delà des murs. Je m'y sens mieux, moins regardée peut-être. Peut-être aussi est-ce moi qui ai changé, qui ai pris l'habitude des sourires ou des lazzis, du voile et de la poussière, ainsi que de négocier le prix des taxis !

Ma nouvelle maison est au coin à droite,
la porte est cachée derrière les arbres
   Ma nouvelle maison est au coin à droite, la porte est cachée derrière les arbres
Mardi 14 juin 2005. Hier soir, Palwasha a appelé pour dire qu'elle m'attendait mercredi, sans tergiversation possible. Bon, il faut donc que je me mette en quête d'un billet pour Herat, et je me présente au bureau d'Ariana dès le matin, fortes des recommandations de mon amie : "If you have any problem getting a ticket, just call me !" Au premier abord, la visite ressemble furieusement à celle que j'y avais faite il y a trois semaines, pour les mêmes raisons. "No, Madam, we don't have any seat available for Wednesday, everything is booked untill Saturday... You can go and talk to the manager..." Le même, au fond du couloir... auquel je m'étonne de cette procédure. Lui m'affirme alors qu'il y a bien des places, mais en business class... Comme je n'arrive pas à joindre Palwasha, et devant une différence de prix somme toute accessible, je me décide pourtant pour le tarif 'business', et l'homme important me délivre un petit coupon de papier où il a griffonné quelques mots d'après mon passeport, assortis de sa signature. Munie de ce supposé passe-droit, je me retrouve au guichet où l'on me délivre... un billet au tarif normal !
Ce franc succès me réjouit, d'autant que la procédure n'a pas duré plus de quinze minutes. Je peux donc aller visiter un cyber-café que j'avais repéré. Devant la porte, il y a deux véhicules de l'ISAF. Dedans, deux ou trois jeunes norvégiens entourent un imposant Pachtoun, qui leur fait une conférence sur l'état d'esprit présent des Afghans. "Mind my words ! If things keep going this way, if the Americans don't respect the Afghan people, in less than one year we will drive them out of our country, just as we did to the Russians."

Café kabouli
   Café kabouli

Les bleus repartis, je m'enhardis à demander à l'orateur s'il serait disponible pour une interview... Miraki - c'est son nom - est en fait un Afghan d'Amérique, habitant Chicago. Il est venu passer quelques jours à Kaboul pour faire confirmer ses droits de propriété sur des terrains dans la capitale (dont on sait que la valeur a centuplé ces deux ou trois dernières années). Son ire est en fait le résultat de ses démêlés avec l'administration : "Les talibans étaient des rustres, mais au moins à leur époque il n'y avait pas de corruption !"
Mercredi 15 juin 2005, neuf heures, salle d'embarquement du vol Ariana Kaboul-Herat. Beaucoup de monde, surtout des hommes, mais aussi quelques familles, un ou deux groupes d'expatriés, et moi, seule femme seule que tout le monde dévisage. Je dors quasiment sur mon fauteuil, car la nuit s'est passée à tenter d'obtenir du bureau d'informations de la compagnie l'heure envisagée pour le vol - en fonction de l'arrivée réelle du précédent. L'heure officielle ? six heures. Mais on m'avait dit "Peut-être huit, peut-être dix heures..." Toutes les heures j'ai appelé sans succès jusqu'à cinq heures, où l'on m'annonce le vol pour dix heures.
Entre notre avion, qui attend à cent mètres, et la vitre vient se glisser un autre Airbus d'Ariana... la manoeuvre demande sûrement une longue pratique car le bout de l'empennage passe à moins d'un mètre du bâtiment.
Quelques instants plus tard, cet appareil dégringole la piste dans un grondement, comme pour sauter les montagnes.
Onze heures moins le quart, notre vol décolle à son tour, et je comprends maintenant pourquoi la ville est si bruyante : pour sortir de la cuvette où se trouve Kaboul, l'appareil prend de l'altitude en faisant un tour complet au-dessus des maison, à raser les collines comme celle de la tour de la télé que nous survolons. Le tour terminé, nous repassons au-dessus de l'aéroport et pouvons maintenant nous diriger plein ouest, vers Herat.

Au bout de la piste, les montagnes...
   Au bout de la piste, les montagnes...

Assise à côté de moi dans l'avion, il y a une femme âgée en tchadri bleu, accompagnée par un homme qui doit être son fils. Au décollage, puis à l'atterrissage, elle psalmodie une bénédiction en levant les deux paumes vers le ciel en signe de soumission... Et pendant le voyage, elle suit avec intérêt les indications que j'arrive à arracher à la carte (celle que je promène toujours avec moi...) A la descente sur Herat, j'aperçois dans le désert une sorte de grand arc de triomphe à trois portes, posé sur la route comme un insecte fossile qu'on aurait excavé du sable mais oublié là. Il paraît que ce serait une des anciennes barrières de péage de la ville.
La différence de température entre Kaboul et Herat est saisissante... Palwasha est là à m'attendre sous le soleil, couverte quasiment comme en hiver malgré la chaleur. Sur le tarmac nous rejoint l'officiel français de Herat, Jean-Claude Voisin, qui part justement avec l'avion dont je viens de descendre. Nous nous verrons plus longuement à une autre occasion, j'espère.
Direction l'AIHRC (n.b. commission afghane indépendante des droits de l'Homme), où je rencontre toute l'équipe, et conduis une interview dans les règles de Palwasha. A propos, elle embrasse tout le monde !
Jeudi 16 juin 2005, journée studieuse et affairée : le matin, je mène deux interviews à la Commission, une plaignante, Sihani (dont je compte bien suivre l'affaire au tribunal, dans deux jours), et une enquêtrice, Tahira (à revoir plus tard pour qu'elle me donne les résultats de la médiation qu'elle mène actuellement entre deux communautés d'un village de la région).
Grâce à Kabir, le mari de Palwhasha, qui se rend disponible, nous faisons le tour de la ville et quelques emplettes : tissu et tailleur (un passage obligé), verres soufflés à la main (une spécialité)... Le soir, nous dînons sur la terrasse d'un restaurant perché dans les collines du nord de la ville, où souffle heureusement une brise qui permet de supporter la chaleur.

Inscription à la gloire de l'Etat de droit !
   Inscription à la gloire de l'Etat de droit !

Ce qui frappe à Herat, c'est la propreté et l'air sérieux de la ville. Des rues au carré, des arbres centenaires partout, des routes lisses, et... pas de chevaux, ni d'ânes, ni de chèvres, ni de moutons, ni de chameaux, ni de... rien ! Une sorte d'incongruité ! Et je prends conscience d'une autre particularité des villes afghanes, par rapport à ce que je connais du Pakistan : à Herat, comme à Kaboul, comme à Mazar, le bruit de la circulation est tolérable, non pas agressif comme à Lahore ou Karachi. Ce qui fait la différence, ce sont les moteurs des rickshaws, ces triporteurs à moteurs deux temps qui font taxis plus à l'est, et partent en pétard n'importe où, n'importe quand...
Vendredi 17 juin 2005: je le sentais venir, c'est arrivé : j'ai dû rapporter de Kaboul (où les nouvelles annoncent vingt mille cas du même genre ainsi qu'une centaine de cas de choléra) la 'tourista' carabinée qui a gâché mon plaisir hier soir et m'a empêchée de dormir cette nuit. Ce matin, je demande à voir un médecin... Palwasha est consternée... mais le réseau se met en place : en fin de matinée, c'est un de ses oncles, installé à Herat depuis lontemps et "qui connaît tout le monde", qui nous conduit à l'appartement grand standing d'un des professeurs de la fac de Herat. Il a fait ses études au Turkménistan et exercé au Daghestan (la référence à l'ex-URSS est ce qu'on trouve de mieux ici en matière scientifique). Avec sa famille, il est de retour à Herat pour un an, et c'est sa fille de dix-huit ans qui me sert d'interprète.
"Chez vous, on vous aurait hospitalisée pendant une semaine en attendant le résultat des antibio-grammes..." me dit-il, en déclarant - après m'avoir fait tirer la langue - que j'avais un eschirichiosis. Il sort de sa trousse quelques pilules et me fait commencer le traitement sur le champ. Il m'a fallu encore vingt-quatre heures avant de reprendre le contrôle de mon appareil digestif... et plusieurs jours pour retrouver un appétit normal !
Entre la politesse et la tradition d'hospitalité, je ne sais toujours pas ce qu'a réellement coûté mon traitement...

La grande mosquée, dite mosquée du vendredi
   La grande mosquée, dite mosquée du vendredi
Samedi 18 juin 2005. Palwasha a quatre garçons de quinze à six ans. J'ai l'occasion de mieux les connaître aujourd'hui, car Palwasha et Kabir travaillent alors que je reste à me reposer. Ici, l'école est soit du matin, soit de l'après-midi. Trois des enfants sont du matin - et doivent se préparer pour sept heures, et un de l'après-midi. Donc ce matin, j'ai partagé avec lui les joies des programmes de Tolo, la télé afghane que les mollas réprouvent.
Aujourd'hui, le programme enfant c'est "Le roi lion"... en version persane le matin, en rediffusion anglaise l'après-midi ; on avait eu il y a deux jours "Le bossu de Notre-Dame" avec le même traitement. Hier il y avait un polar version bollywood, où le héros, outre des cascades à la James Bond, donne à l'occasion dans la chansonnette ou la danse du ventre - ce qui remplace les scènes de sexe chez nous !

Scène de marché
   Scène de marché

En fin de journée, Palwasha rentre sans avoir pu prendre deux contacts importants. J'aurais voulu interviewer un molla 'progressiste', avec qui travaille la Commission, resté introuvable pendant le week-end. Et puis je devais rencontrer Soraya Pakzad, une heratie qui prépare un projet de refuge pour les femmes... mais elle était en déplacement sur le terrain.
Tant pis, il faudra que je revienne à Herat... ne serait-ce que pour refaire les photos du Gauhar Chad qui ont été mangées par mon appareil (lequel refuse de restituer plus de 130 clichés, alors qu'il en contient 168 !). Je vous raconterai peut-être un jour l'histoire de la reine Gauhar... dont je porte le nom ici (parce que Gaït, prononcé à la française, a une signification sexuelle en persan ; Gauhar veut dire 'perle', comme Gaït).
Pas de photos non plus du sanctuaire soufi posé au pied des collines ; on y circule au milieu des tombes de saints hommes, on y est inspiré de la psalmodie du Coran qui y est donnée en permanence, on y recherche la sérénité, on y trouve parfois la transfiguration vers l'amour... celui des hommes préfigurant l'amour divin. Sur le chemin qui mène au monument, d'ailleurs, j'avait remarqué un jeune couple qui en revenait en se tenant par la main, l'air joyeux et exalté... et la jeune fille avait gardé relevé son tchadri !
En contrepoint à ces parfums célestes, on trouve un tout nouveau monument à moins de cent mètres du sanctuaire. Il s'agit du tombeau pharaonique du fils d'Ismaïl Khan, tué l'année dernière au cours d'un combat entre factions... et dont le père a voulu garantir l'accès au paradis en le rapprochant du lieu saint...
Dimanche 19 juin 2005, trois heures cinquante cinq, c'est le réveil pour attraper le vol du retour. Je tire par le pied Palwasha, qui ne s'est par réveillée, alors que Kabir doit prendre le même avion pour un rendez-vous professionnel à Kaboul. C'est la course dans Herat au petit jour...
Pour accéder à l'aéroport, Kabir a demandé une voiture officielle (il est responsable financier sur Herat de OMAR, l'ONG qui démine l'Afghanistan), et fait jouer de la présence à bord d'une meimand khardji. Les plantons déclarent néanmoins qu'il faut fouiller le véhicule, ce qui provoque la descente de Kabir pour en faire le tour... Je n'ai pas vu ce qui s'était passé, mais je suppose que des billets ont dû changer de main... Nous arrivons juste au moment de l'embarquement, dans un hallucinant désordre, tout le monde se pressant à la porte derrière laquelle attend le chariot où l'on dépose son bagage avant de courir vers l'avion qui est là, tous moteurs grondants...

Au revoir, et à bientôt !
   Au revoir, et à bientôt !

De mémoire d'Afghan, jamais un avion d'Ariana n'était parti aussi à l'heure...!
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